La compassion dans la relation aux personnes condamnées

Nelly Charbon est conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation depuis 2002. Elle reçoit des personnes condamnées à des peines restrictives de liberté (travail d’intérêt général, mise à l’épreuve, suivi socio-judiciaire). Elle a suivi le cycle de formation Karuna de 2006 à 2009 et nous dit ce que cette formation à la psychologie contemplative a changé dans son quotidien professionnel.

 

Qu’est-ce qui vous a conduit à suivre la formation karuna ?

 

Lorsque j’ai commencé à exercer la fonction de conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation auprès des personnes condamnées, dont la prise en charge repose essentiellement sur l’entretien individuel, je me suis rapidement sentie submergée. Soit je me laissais complètement envahir par l’intensité de la souffrance humaine à laquelle j’étais confrontée, soit je me fermais totalement pour me protéger de la colère ou de l’agression dont j’étais l’objet. Très vite, j’ai réalisé qu’il me fallait travailler sur la gestion de mes propres émotions pour être capable d’aider les personnes que je rencontrais. J’avais déjà commencé à pratiquer la méditation mais le fait de découvrir qu’il existait une formation qui mêlait pratique de l’attention, travail sur les émotions et approche psychologique de la personne m’a vraiment attirée.

 

Qu’est-ce que ces trois ans de formation ont changé ?

 

Au cours de la première année de formation, qui est plus orientée sur le développement personnel et le travail sur soi, j’ai pris conscience de toutes mes peurs : ma peur d’être touchée ou débordée, ma peur de ne pas être à la hauteur, ma peur de ne pas savoir, ma peur d’être à l’origine d’une récidive. Cette question de la peur a donc été très présente pour moi. D’autant plus qu’elle n’est quasiment jamais abordée par l’administration pénitentiaire. La formation karuna m’a permis d’entrer en amitié avec cette peur et de me sentir mieux dans mon travail et de développer ma boîte à outils pour appréhender plus sereinement la complexité des situations. Je me souviens très bien d’un jour où au travail, il s’était produit un incident avec une personne qui venait de sortir de prison, à qui je n’avais pas pu trouver de solution d’hébergement, sa sortie n’ayant malheureusement pas été préparée. Elle s’était mise très en colère et toute la détresse de sa situation s’était reportée sur moi. Je m’étais sentie très mal, en échec, presque coupable de la situation. Le soir, je suis rentrée et au lieu de raconter toute l’histoire à mon compagnon, comme j’avais pu le faire d’autres fois, je me suis assise sur mon coussin de méditation une vingtaine de minutes. Je me suis appliquée à rester avec ce que je ressentais, mes limites, mon impuissance, ce sentiment d’injustice. Je suis sortie de cette pratique en me disant que j’avais fait de mon mieux et que c’était ce qui comptait. J’ai pu accepter ce qui s’était passé et cesser de me juger, simplement en me donnant le temps de contempler cette expérience. Grâce à l’entraînement à la pleine conscience et à l’approfondissement des pratiques de la psychologie contemplative, j’ai pu constater comment s’était développée ma capacité d’empathie. Un autre aspect qui a été essentiel pour moi dans cette formation, c’est le travail en groupe, au cours de la formation, et entre les week-ends grâce aux groupes régionaux. Je me suis sentie faire partie d’un cercle de soutien, bienveillant et amical, et propice au travail de réflexion et d’approfondissement.

 

En quoi, cette formation a modifié votre pratique, dans vos entretiens, au quotidien ?

 

Il me semble qu’un des défis de ma fonction de conseillère d’insertion et de probation est d’arriver à créer l’espace de la rencontre, afin qu’un travail en commun puisse émerger et que la réflexion sur les problèmes à l’origine de la condamnation s’élabore. Par exemple, si je reçois un homme condamné pour des violences conjugales, il va me falloir à la fois rappeler la loi et la légitimité de son intervention dans le domaine privé, tout en écoutant cet homme à l’endroit de sa sensibilité, de son vécu. Je vois de plus en plus ma fonction comme l’incarnation d’un père et d’une mère : le père qui rappelle la loi, fixe des limites claires, dit non et sécurise. La mère qui accueille ce qui est, soutient et valorise les avancées, tous deux au service de la construction d’un être autonome et responsable. Cela peut paraître un peu caricatural, personnellement je trouve cette vision très aidante. Pour reprendre l’exemple de cet homme, il a pu être simplement étonné que je l’écoute en l’invitant à me décrire autant les aspects positifs que négatifs des relations qu’il entretient avec son épouse, sans jugement. Etonné peut-être également que je l’invite à se rappeler ce qu’il avait aimé chez sa femme et ce qu’il aimait encore aujourd’hui. Cette question l’a d’ailleurs beaucoup ému et il s’est mis à pleurer en me répondant : « mes trois filles ». Je lui ai simplement dis que ses larmes témoignaient de son amour pour ses filles, tout autant que de sa souffrance face à la situation présente et qu’elles n’avaient rien de honteux.

J’ai également beaucoup de très jeunes majeurs dans mes suivis, qui ont l’obligation d’exécuter des heures de travail d’intérêt général. Je me dois d’être ferme avec eux car c’est ce dont ils ont besoin. Aussi ils sont souvent étonnés que, tout en étant ferme, je leur propose un travail en lien avec leur loisir au lieu de leur imposer des tâches rébarbatives. La formation Karuna m’a aidé à être plus claire dans mes prises en charge.

 

Voulez-vous dire que les personnes condamnées vous perçoivent aussi différemment ?

 

Ce n’est pas vrai de tous bien évidemment, mais pour certains c’est sûr. Beaucoup se sont sentis broyés par ce que l’on appelle la chaîne judiciaire : la police, la garde à vue, l’épreuve du jugement. En fonction de la gravité des faits, un individu qui se trouvait en liberté peut du jour au lendemain se sentir exclu de la communauté. Souvent les personnes que je reçois sont marquées par cette histoire, quelques fois à vie, comme certains délinquants sexuels, qui ont connu non seulement la souffrance de l’enfermement mais aussi celles de l’isolement, de l’humiliation, de l’indignité.   Ces personnes ont besoin d’une justice humaine qui leur fasse sentir que si elle les condamne, elle peut également les accompagner dans la compréhension de leur histoire pénale, de leur relation avec les victimes et avec la société. Je dois donc aménager un espace tout autant qu’un rythme de suivi qui soit accueillant et bienveillant. Certaines personnes condamnées y sont sensibles et sont surprises de trouver écoute, compréhension et soutien.

 

Vous avez aussi utilisé plus directement les outils de la formation Karuna. De quelle manière ?

 

Depuis quatre ans, j’anime des groupes de parole et de prévention de la récidive pour des personnes condamnées pour des faits de nature sexuelle. J’ai proposé à mes deux autres collègues, qui n’ont pourtant pas suivi cette formation, que nous créions certains exercices qui sont en lien avec la pleine conscience. Par exemple, lors de la première séance, nous avons guidé le groupe dans la contemplation de leur motivation à participer et ce, afin de faciliter l’élaboration du contenu des séances ultérieures. Nous les avons invités à cheminer intérieurement dans leurs souvenirs, depuis leur procès, leur condamnation jusqu’à leur arrivée dans le groupe. Plus récemment, dans l’objectif d’ouvrir et de préparer la réflexion sur le ressenti des victimes, nous les avons amenés à se rappeler leur enfance et la qualité des relations familiales.

En conclusion, je dirai qu’au-delà de l’utilité concrète des outils de la psychologie contemplative dans mon travail, la formation Karuna soutient et développe la créativité, ce qui favorise un sentiment de vitalité au quotidien.