La souffrance existentielle et névrotique

La Souffrance Névrotique et la Souffrance Existentielle

Par Han F. De Wit

Résumé

souffrance sculptureDans ce chapitre, nous examinerons la relation entre deux approches de l’esprit, celle du bouddhisme et celle de la psychothérapie occidentale. Toutes deux sont basées sur leur compréhension respective de la souffrance. Il apparaît que la façon d’interpréter la « souffrance » est totalement différente dans ces deux traditions. La voie bouddhiste est en premier lieu et en définitive un moyen de vaincre ce que nous appellerons la «souffrance existentielle», celle engendrée par notre incapacité à faire avec et à accepter les réalités de la vie humaine que le bouddhisme appelle les Trois Marques de l’Existence. Les approches psychothérapeutiques semblent avant tout s’efforcer de surmonter ce que nous qualifierons d’une façon quelque peu désuète de « souffrance névrotique » et que nous définirons ici comme étant la souffrance qui naît de l’incapacité à gérer et à apaiser la souffrance existentielle. Ce sont les distinctions et les relations entre ces deux types de souffrance qui servent d’outil diagnostique et qui déterminent le choix entre une indication psychothérapeutique ou l’approche bouddhiste, avec en particulier la pratique de la méditation. En outre, cette distinction nous fait prendre conscience des risques encourus lorsqu’on confond les disciplines psychothérapeutique et spirituelle.

Introduction

Au cours de la dernière décennie, la littérature sur les rapports entre les points de vue bouddhistes et occidentaux en ce qui concerne l’esprit,  les perceptions et  le comportement des êtres humains s’est développée à un point tel qu’il devient difficile de se tenir au courant de l’ensemble des analyses et approches existantes. En particulier, le dialogue entre l’approche bouddhiste de l’esprit, la psychologie et la psychothérapie occidentales a connu un développement considérable. Un bref coup d’oeil sur la bibliographie de ce livre, qui n’en n’est qu’une parmi tant d’autres, en est la preuve. Dans cette pléthore de parutions, cependant, il est possible de mettre en évidence certains thèmes récurrents qui tournent tous autour de la pratique de la méditation bouddhiste. Quel en est le sens, le but ? Est-ce thérapeutique ? S’agit-il d’une méthode qui facilite l’investigation objective de l’esprit ou le chemin vers une certaine sorte de connaissance ? Ou bien les deux ? Son but est-il d’atteindre l’éveil au sens bouddhiste du terme ? Si oui, comment comprendre cette notion « d’éveil » à partir des critères de la psychologie occidentale ?
Bien que la pratique de la méditation shamatha-vipashyana soit commune à toutes les écoles bouddhistes, il n’est pas aisé de répondre à ces questions, car à l’intérieur même de la tradition bouddhiste il existe plusieurs façons de parler du chemin spirituel et de son but qui est l’éveil. Par exemple, le langage et la structure conceptuelle utilisés initialement par le Bouddha (appelés plus tard dans l’histoire du bouddhisme « le Premier Tour de la Roue du Dharma ») définissent l’éveil comme la cessation de la souffrance. Dans ce qui fut appelé « le Second Tour de la Roue », l’éveil est décrit comme la réalisation de Shunyata ou vacuité. Dans « le Troisième Tour », il est défini comme étant la Nature de Bouddha ou Tathagatagarbha. Et enfin, dans le langage du bouddhisme Vajrayana,  ce sont des termes tels que « réaliser l’Esprit Ordinaire », « la Pureté Primordiale », et d’autres du même genre qui sont employés pour définir l’éveil. On dit que le Bouddha a tout d’abord utilisé le langage du Premier Tour ou Cycle parce qu’il est le plus accessible aux non bouddhistes. Comme la plupart de mes lecteurs sont non bouddhistes, j’utiliserai essentiellement la terminologie et les concepts du Premier Tour, ce qui convient d’autant mieux puisque la notion de souffrance est centrale dans la psychothérapie, tout comme dans les enseignements du premier cycle. Le bouddhisme ainsi que la psychothérapie ont pour but la cessation de la souffrance. Pour pouvoir explorer leur relation, nous allons approfondir ce que signifient « souffrance » et cessation de la souffrance dans ces deux traditions.

Deux Déclarations Célèbres

Dans de nombreux textes bouddhistes, le Bouddha est décrit comme étant le « médecin suprême », capable de soigner les maux de tous les êtres vivants. « Mon enseignement porte sur une seule et même chose, la souffrance et la cessation de la souffrance. » Cette célèbre phrase des Sutras, attribuée au Bouddha, est très représentative (voir e.g. Majjhima Nikaya I, 140). On pourrait se demander à quelle souffrance et à quelle cessation le Bouddha faisait allusion? Est-ce différent de ce que les psychothérapeutes considèrent comme leur but ? Et si oui, quelle est cette différence ?
Une autre citation très connue dans notre culture occidentale nous vient de Sigmund Freud. Lors d’un séminaire sur l’hystérie, on lui posa la question de la finalité de sa thérapie et il répondit qu’elle transformait la souffrance névrotique en souffrance ordinaire(« in gemeines Unglück », Freud 1952, I : 312). Bien que le terme « névrotique » ne soit plus employé dans les milieux professionnels, (le DSM4 le passe sous silence), le sens de sa déclaration peut aujourd’hui être approuvé par même les plus optimistes de nos psychothérapeutes. De nouveau, posons-nous la question de savoir ce qu’on entend ici par souffrance « névrotique » et « ordinaire ». Commençons par étudier l’interprétation bouddhiste de la souffrance. Ensuite nous tenterons de tirer quelques conclusions, en la comparant à l’approche de la souffrance dans les milieux psychothérapeutiques.

Les Trois Marques de l’Existence

Afin de comprendre ce que les bouddhistes entendent par « souffrance » nous devons remonter jusqu’à la vision de l’existence que le Bouddha a transmise à ses premiers étudiants. Traditionnellement, cette vision (elle est la même dans toutes les écoles) est présentée sous la forme qui fut plus tard appelée « les Trois Marques de l’Existence ». Cette vue n’englobe certes pas toutes les marques ou aspects de notre existence humaine, mais elle couvre cependant les aspects que nous avons tendance à ignorer et à réprimer dans notre conscience. On insiste sur ces Trois Marques au cours des enseignements du Premier Tour de la Roue, parce qu’elles aident le pratiquant de la voie bouddhiste à prendre conscience de son ignorance et à acquérir une vision plus réaliste et sans peur de la vie. Cela s’avère nécessaire parce que seule une vision réaliste peut constituer une base pour le développement spirituel et pour atteindre l’éveil, qui est ici l’acceptation et l’expérience totale et inconditionnelle des réalités de la vie humaine. C’est l’expérience de l’acceptation en elle-même qui apporte la paix, la libération.
Quelles sont les Trois Marques, les trois réalités de la vie que nous avons tendance à ignorer ? D’après le Bouddha, il s’agit de la souffrance, de l’impermanence et de l’absence d’ego. Voici une description succincte de ce que veulent dire ces « termes techniques » dans le bouddhisme.

La Souffrance 

Dans le contexte des Trois Marques, la plus proche traduction du terme bouddhiste Duhkha (sanskrit) est la « souffrance » au sens large de malaise, d’inconfort. Son contraire Sukha (sanskrit) est le plaisir. Les êtres vivants sont des êtres sensibles; inévitablement ils font l’expérience du plaisir et de la souffrance, tant physiquement que moralement. Les sutras mentionnent différentes formes de souffrance. Certaines d’entre elles se situent principalement au niveau physique, telles que la souffrance de la naissance, de la maladie, de la vieillesse et de la mort. D’autres concerne davantage l’esprit – obtenir ce que l’on ne veut pas, ne pas obtenir ce que l’on veut, essayer d’obtenir ce que l’on veut et essayer de garder ce que l’on aime. Ces huit formes de souffrance font partie de la vie humaine. Qu’on soit un Bouddha ou non, on fait toujours l’expérience de ces différentes formes de souffrance. La différence c’est qu’un Bouddha, ayant accepté inconditionnellement cette réalité de la vie, fera l’expérience de la douleur, mais ne souffrira pas de l’expérience de la douleur.
N’étant pas éveillés, nous avons tendance à croire que le chemin vers le bonheur passe par la recherche du plaisir et par l’évitement de la souffrance. Nous montrerons plus loin que souffrir de la douleur par opposition à en faire l’expérience est le résultat de nos tentatives d’évitement, de lutte pour bannir de notre conscience ces différentes formes de souffrance. S’opposer à ce qui est inévitable n’est certainement pas la meilleure façon d’être heureux. C’est parce que nous avons tendance à être sourds et aveugles à cette marque de l’existence que les enseignements bouddhistes du Premier Tour de la Roue du Dharma attirent notre attention sur la réalité de la souffrance. Leur but n’est pas de nous déprimer, mais plutôt de nous ouvrir les yeux pour nous rendre plus réalistes.

L’Impermanence 

La Deuxième Marque de l’Existence, Anitya en sanskrit, se traduit habituellement par « impermanence ». Ce terme fait tout simplement allusion au fait que rien dans notre vie ne demeure. Toute rencontre se termine par une séparation, et tout ce qui est un composé finira par se désintégrer tôt ou tard et vice versa. C’est un fait de la vie, une marque de l’existence. Cette réalité de l’impermanence est vécue aussi bien par les êtres éveillés que par nous qui ne le sommes pas.

L’Absence de Soi ou l’Absence d’Ego 

La Troisième Marque de l’Existence est appelée Anatman en sanskrit et se traduit généralement par « absence de soi » ou « absence d’ego ». Cette caractéristique de notre existence est sans doute la plus difficile à comprendre et à vivre dans notre vie quotidienne. D’une manière générale, la Troisième Marque nous enseigne que notre expérience est fluide, et qu’en réalité, on ne peut trouver aucune entité (objet et sujet) qui existerait de façon indépendante dans le flux continu de l’expérience de notre vie. Ce que nous trouvons effectivement c’est un courant continu de qualités interdépendantes que l’on appelle les Dharmas et qui apparaissent de façon interdépendante. (En sanskrit : Pratityasamutpada).
Pour être plus précis, on ne peut identifier aucune entité permanente qu’on pourrait appeler « moi » ou « je » dans notre champ d’expérience subjectif. Bien sûr, il y a toute une variété d’évènements et d’expériences intérieures qui se transforment sans cesse, des sensations physiques et sensorielles, des perceptions, des schémas de pensées et certaines qualités de conscience, auxquelles nous nous référons en tant que « moi » ou  » je ». Nous ne pouvons, cependant, ni localiser ni identifier une entité permanente continue au long de cette fluctuation éphémère, ni observer quelque chose qui « possèderait » ce courant d’expériences et que nous pourrions appeler « moi » ou « je ». Du point de vue bouddhiste, cela n’est pas dû à une incapacité cognitive de notre part, mais plutôt au fait qu’il est impossible de trouver quelque chose qui n’existe pas. En fait, la recherche d’une telle entité mène à la réalisation libératrice de la Troisième Marque. Nous existons mais d’une manière qui est dépourvue d’ego, et non pas en tant qu’entité solide que nous pourrions appeler « moi » ou  » je ».
Tout cela peut paraître un peu trop philosophique. Mais d’un point de vue pratique, cette prise de conscience ouvre un espace psychologique qui n’est pas conditionné par notre habitude de conceptualiser le flux de notre expérience sous forme d’entités ayant en leur centre un  » je ». C’est un espace dépourvu de souci, où tous nos efforts acharnés pour nous accrocher au monde et à notre propre identité, tels que nous les concevons, ont fini par se dissoudre. La réalisation qu’il n’y a pas un « soi » met un terme à notre façon habituelle de nous imaginer comme centre de nos expériences. C’est aussi la fin des émotions égocentriques telles que l’avidité, la jalousie, l’agression, l’orgueil etc. La distance illusoire entre « moi » et « le monde » est dissoute. Elle fait place à un espace clair et chaleureux, en intimité totale avec les expériences de l’ici et maintenant.
Bien sûr, notre esprit conserve sa capacité, utile en elle-même, à percevoir le flot de nos expériences sous forme d’entités. La Troisième Marque souligne notre incapacité à faire l’expérience que les phénomènes sont dépourvus d’un soi. Elle souligne également notre tendance à croire à tort que ces entités, ces objets créés par notre esprit existent réellement. Nous nous mettons ensuite à vivre dans un monde, en nous y accrochant, un monde inventé de toutes pièces, et qui, selon notre esprit, existerait en dehors de lui. Lorsque nous persistons à penser que ce monde imaginaire est réel et que nous luttons contre d’occasionnelles expériences d’absence d’ego qui menacent ce semblant de réalité, alors nous faisons l’expérience de la souffrance.
Les Trois Marques de l’Existence attirent notre attention sur les caractéristiques fondamentales de notre existence humaine. Elles sont incontournables, mais difficiles à accepter et à vivre parce que nous ne sommes pas éveillés. La voie spirituelle du Bouddha nous montre un chemin qui nous permet de développer une vision qui englobe ces réalités. Nous pouvons alors aborder toutes les expériences de notre vie d’une manière de plus en plus réaliste et saine sur le plan psychologique. Cela finit par apaiser entièrement notre anxiété par rapport aux réalités de la vie. Dans les enseignements du Premier Tour, on parle de « la paix du Nirvana » ou de l’éveil. Les Trois Marques, ainsi que la perspective du Nirvana en tant que paix, sont également appelées les « Quatre Sceaux » (voir e.g. Geshe Lundrup & Hopkins, p. 176). En définitive, dans pratiquement toutes les écoles bouddhistes, on considère que quiconque reconnaît les idées exprimées dans les Quatre Sceaux est bouddhiste.

La Souffrance Existentielle

Voyons maintenant le concept bouddhiste de la souffrance. Comme je l’ai dit plus haut, selon le langage du Premier Tour de la Roue, l’éveil est considéré comme la cessation de la souffrance. A quel genre de souffrance fait-on référence ici ? Il s’agit au fond de celle que l’on vit lorsqu’on lutte contre, résiste, ignore ou repousse hors de la conscience, les réalités de l’existence telles qu’elles sont décrites dans les Trois Marques de l’Existence. C’est ce que j’appelle « la souffrance existentielle ».
La différence entre les êtres non éveillés et le Bouddha est que ce dernier accepte et fait siennes les réalités profondes de l’existence, inconditionnellement et sans peur aucune, alors que les êtres non éveillés ne le font pas et par conséquent souffrent. Les êtres ordinaires ont peur de la réalité. Ils essaient de lui échapper et luttent contre elle tout comme le fit Siddhartha Gautama lorsqu’il rencontra cette réalité à l’extérieur du milieu protecteur du palais de son père. En fait, c’est sa rencontre avec la souffrance existentielle qui l’amena à quitter son palais et à commencer sa quête. Il cherchait une façon de vivre qui mettrait fin à la souffrance existentielle. Nous savons que, grâce à cette quête, il est devenu le Bouddha, « l’éveillé ». Il est intéressant de noter que dans les textes bouddhistes il est représenté comme un homme jeune en parfaite santé physique et mentale, sans aucune attitude ou conduite « névrotique ». Il a tout de même dû se confronter aux grandes réalités de l’existence humaine. C’est précisément ce qu’il a accompli en atteignant l’éveil.
En se souvenant de la raison pour laquelle il était entré dans une voie spirituelle et de l’état d’esprit dans lequel il était, le Bouddha s’est mis à enseigner la nature de la souffrance dont il s’était libéré. Il a présenté dans de nombreux Sutras ce qui plus tard allait être résumé sous le terme des « Trois Types de Souffrance ». Plusieurs interprétations légèrement différentes de cet enseignement se sont développées à l’intérieur même de la tradition bouddhiste au cours des siècles. Je vais présenter brièvement celle qui me semble la plus pertinente pour notre recherche.
La première forme de souffrance, Duhkhaduhkhata en sanskrit, peut aussi être traduite par la souffrance (Duhkhata) de la douleur (Duhkha). Parfois ce terme est traduit par « souffrance ordinaire ». Il s’agit des huit sortes de souffrance que nous avons mentionnées auparavant, à savoir la naissance, la vieillesse, la maladie (physique et psychique), la mort ou le processus de la mort, ne pas obtenir ce qu’on veut, obtenir ce qu’on ne veut pas, l’effort pour obtenir ce que l’on veut et la tentative de garder ce que l’on aime. Si nous n’acceptons pas ces huit formes de souffrance et que nous essayons de les éviter, de les réprimer ou de lutter contre elles, alors nous en souffrons. Nous faisons l’expérience de Duhkhaduhkhata. Telle est la conséquence de notre résistance à la Première Marque de l’Existence. Par exemple, c’est notre résistance à faire l’expérience de la souffrance, de la maladie et de la vieillesse dans leur aspect le plus cru qui nous fait souffrir de la maladie et de la vieillesse. Notre difficulté continuelle à accepter le fait que les choses ne se passent pas comme nous le désirons, crée un sentiment persistant de déception et de ressentiment qui nous fait souffrir. Selon cette interprétation(voir e.g. Gampopa, chapitre 5, 1998), Duhkhaduhkhata est vécue le plus intensément par les êtres nés dans ce qui est appelé « le monde humain ». On entend ici par ce terme ceux qui sont nés comme des êtres humains non éveillés.  Le « monde humain » est l’un des six mondes que nous étudierons un peu plus tard.
La deuxième forme de souffrance, Viparanamaduhkhata, est habituellement traduite par la souffrance de l’impermanence. Si nous résistons, réprimons ou luttons contre le changement, alors nous souffrons de ce changement. C’est cela la souffrance de l’impermanence. C’est ce que nous vivons lorsque nous refusons la réalité de la Deuxième Marque de l’Existence.
La troisième forme de souffrance, Samskaraduhkhata, est traduite par la souffrance de l’existence conditionnée. D’après l’explication technique bouddhiste, ce type de souffrance est engendrée par le fait de prendre les « cinq skandhas » pour des réalités. En d’autres termes, nous considérons notre expérience égocentrée de la réalité comme réelle. Cette façon de faire l’expérience du monde est elle-même due à nos schémas mentaux (samskaras) centrés sur l’ego et qui conditionnent notre vécu. C’est la raison pour laquelle cette souffrance est appelée la souffrance de l’existence conditionnée. Elle va à l’encontre de la Troisième Marque de l’Existence. C’est, en quelque sorte, la forme de souffrance la plus enracinée et la plus envahissante des trois, et par conséquent c’est elle qui présente le plus de difficulté à celui qui veut s’en libérer.
En résumé, ces trois formes de souffrance proviennent d’un mouvement de l’esprit, commun à tous les êtres non éveillés. Ce mouvement consiste à se détourner mentalement de son expérience et à s’en séparer, en imaginant que l’on est une entité séparée de cette expérience. Dans la pensée bouddhiste cela s’appelle « la naissance de l’ego ». En créant une distance imaginaire entre « moi » d’un côté et « mon expérience, mon monde » de l’autre, je crois pouvoir « maintenir une distance protectrice » alors qu’en réalité, elle n’existe pas. L’idée de distance protectrice révèle déjà la dynamique affective de ce mouvement. Il s’agit de la peur de la vie et de la mort ou plus précisément, de la peur de souffrir.

L’ « Ego » dans le Bouddhisme

Les dynamiques complexes inhérentes à l’esprit et qui donnent naissance à l’ego ont été expliquées en détail dans un autre ouvrage (De Wit, 1999, chapitre 3). Cependant, l’étroite relation que le bouddhisme établit entre la peur, la souffrance et l’ego indique qu’il a une conception très différente de la psychologie occidentale et des psychothérapies, où le terme « ego » est souvent employé avec une connotation positive, comme signe d’une force intérieure et d’une confiance en soi. D’après le bouddhisme, lorsque nous structurons notre vie en la centrant sur notre ego, cela démontre un manque de confiance dans notre existence en tant qu’être humain. La motivation profonde est la peur et la méfiance face aux expériences transmises par le mental. D’après le bouddhisme, un esprit égocentrique est un esprit qui a peur. C’est pourquoi dire qu’ »il faut un ego fort avant de pouvoir le transcender ou le lâcher » est non seulement trompeur mais c’est aussi un malentendu du point de vue de l’approche bouddhiste de l’ego.
En termes Freudiens, la notion bouddhiste de l’ego ne se réfère pas à l’ « ego » au sens du « principe de réalité » posé par Freud, mais plutôt à la triade: principe de réalité, principe de plaisir et super ego (la conscience). Du point de vue bouddhiste, Freud décrit la dynamique psychique d’un mental non éveillé et égocentrique et non pas la dynamique de l’esprit éveillé et sans ego du Bouddha. Dans la représentation bouddhiste, l’ego n’est pas une entité mais une activité mentale plus ou moins continue. C’est l’activité de notre esprit (conscience/attention) qui consiste à se saisir et à s’accrocher à lui-même (i.e., au contenu de ses propres pensées).
Et enfin, même si l’action de l’esprit qui mène à la naissance de l’ego définit les être humains non éveillés, ils ne sont pas pour autant malades psychiquement, au sens conventionnel du terme. Si nous parlons en terme de « santé mentale », nous pouvons dire que le Bouddha jouit d’une santé suprême ou absolue. Cette santé se manifeste lorsqu’on se libère du mouvement qui consiste à éviter les Trois Marques de l’Existence dont nous avons parlé. Le chemin vers cette libération mène, en définitive, vers l’acceptation inconditionnelle de la souffrance existentielle. Quand on accepte sans condition la souffrance existentielle, elle se transforme en compassion inconditionnelle pour l’existence samsarique (non éveillée). Cette expérience permet de voir la réalité de la souffrance, de l’impermanence et de l’absence d’ego telle qu’elle est, sans aucun obstacle, et avec une clarté absolue de l’esprit. Dans le bouddhisme, cette clarté est appelée « sagesse suprême ». La souffrance de la douleur devient alors l’expérience pure de la douleur. La souffrance de l’impermanence devient l’expérience de l’impermanence et la souffrance de l’existence conditionnée se transforme en expérience de l’absence d’ego. Ainsi, ce qui est vécu comme une souffrance existentielle par des êtres ordinaires est vécu comme compassion par les êtres éveillés. Cela aboutit à la cessation de la souffrance existentielle, ce qui est le but du Bouddha. La cessation de la souffrance est vécue comme la liberté et le bonheur suprêmes. Comme le dit une Sadhana bouddhiste: « Maintenant la douleur et le plaisir deviennent tous deux des ornements qu’il est agréable de porter »(Trungpa, 1990). C’est ainsi que s’accomplit la recherche universelle du bonheur partagée par tous les êtres vivants. Dans le domaine de l’action, cette façon d’être au monde se traduit par la capacité d’agir avec efficacité et compassion envers ceux qui sont encore aux prises avec la souffrance existentielle.
Par comparaison avec le Bouddha, on pourrait dire que les êtres ordinaires jouissent d’une santé relative. Elle est relative parce qu’elle dépend de leur capacité à vivre leur vie et leurs émotions égocentrées. Conformément à ce que nous avons étudié jusqu’à présent, leur santé dépend de leur habileté à se débrouiller avec leur souffrance existentielle, qui elle-même résulte de leur lutte contre les « Trois Marques del’Existence ». Du point de vue égocentrique, l’aspiration au bonheur se réduit à la course vers le plaisir personnel et à l’évitement de la douleur. Si, à certains moments nous ne savons plus comment faire, des gens pourront peut-être nous ramèner sur ce chemin.

Un Point de Vue Bouddhiste sur la Souffrance Névrotique

Tant que nous arrivons à nous débrouiller avec les trois formes de souffrance occasionnées par notre esprit craintif, il est possible de les considérer comme un aspect inévitable de notre vie, ce qui nous permet de les supporter et de conserver une relative santé. Si nous sommes suffisamment attentifs, cependant, nous remarquons que dans notre vie il y a des moments qui sont libres de toute souffrance existentielle, où nous n’avons pas peur des réalités de la vie. Ces moments-là peuvent nous faire réfléchir à deux fois. Ils peuvent se produire aussi bien en période faste que dans l’adversité. De tels moments peuvent nous inspirer à observer notre esprit de plus près et à l’explorer. Au lieu de rejeter notre souffrance existentielle nous pouvons alors chercher les moyens d’y voir clair et de cesser d’y résister. Cela signifie en fait que, comme le Bouddha, nous entrons dans la voie de la méditation qui, finalement, nous délivrera de la souffrance existentielle.
Que se passe-t-il quand nous n’arrivons pas à gérer les trois formes de la souffrance existentielle ? Nous lui appliquons le même mouvement de l’esprit que celui que nous avons appliqué aux Trois Marques, ce qui a transformé les Trois Marques en souffrances de trois sortes. Nous essayons d’éviter cette souffrance existentielle, de lui échapper, de lui résister, de la combattre, de la supprimer et de la bannir de notre conscience. Cette répression, à son tour, crée un autre genre de souffrance qui obscurcit notre expérience directe de la souffrance existentielle. Bien que le terme soit légèrement dépassé, nous appellerons cela « souffrance névrotique ». A l’instar de la souffrance existentielle, ce genre de souffrance est causé par notre propre esprit. Selon le bouddhisme, les habitudes et les schémas mentaux que nous développons en luttant vont à l’encontre de notre humanité. Ils nous rendent inhumains. En termes bouddhistes traditionnels, ces habitudes auront pour conséquence que nous renaîtrons, non pas dans le domaine humain mais dans l’un des cinq autres (voir plus loin).

Différentes Formes de Souffrance Névrotique

La souffrance névrotique se développe à partir de la souffrance existentielle. Lorsque la souffrance existentielle est vécue comme étant insurmontable, des schémas de réactions névrotiques ont tendance à se développer. Cependant, ces schémas étant inadaptés, ils portent leur propre lot de souffrance. Ils n’en sont pas moins des tentatives de « vaincre » la souffrance existentielle. En termes bouddhistes, les différentes façons de réprimer/ignorer la souffrance existentielle sont décrites sous la forme des « Six Mondes ». Le terme « Monde » signifie ici un espace psychique dans lequel nous faisons l’expérience de nous-mêmes et du monde phénoménal d’une façon particulière. Chaque monde est caractérisé par sa propre distorsion cognitive, sa vision névrotique de la vie. Chacun d’eux connaît sa propre fixation affective et émotionnelle, sa propre conception du bonheur et sa propre forme de souffrance névrotique. Je vais brièvement les présenter(pour plus de détails, voir e.g. Gampopa 1998 : 97, Trungpa 1973 : 138).
Le Monde de l’Enfer est un espace psychique où la distorsion cognitive consiste à considérer  le monde comme un endroit rempli de violence. La vie est un enfer, pour ainsi dire. Selon la fixation émotionnelle caractéristique de ce monde, on se sent perpétuellement victime d’agression. La souffrance névrotique y prend la forme de tortures de toutes sortes. Sa conception du bonheur est l’absence de torture. D’après la psychologie moderne, cela correspondrait aux schémas qui sont à l’œuvre dans les troubles de l’anxiété et de la dépression.
Le Monde des Fantômes Affamés est l’espace psychique où la distorsion cognitive consiste à percevoir le monde comme rempli de richesses inaccessibles. Selon la fixation émotionnelle particulière ici, on ressent un désir ou une faim insatiables. La souffrance névrotique de ce monde est caractérisée par une sensation d’être privé de tout, de se sentir rejeté. Il s’agit d’un profond sentiment de pauvreté. Sa conception du bonheur est donc tout naturellement l’absence d’insatisfaction. Dans la psychopathologie moderne, cela correspondrait aux cas de manque d’estime de soi, au sentiment de manque de reconnaissance et aux ambitions déçues, le tourment de n’être ni vu ni reconnu par les autres.
Le Monde des Animaux est un espace psychique où la distorsion cognitive consiste à percevoir le monde comme fondamentalement inconnaissable, trop accablant par son immensité et trop imprévisible pour chercher à y comprendre quelque chose. La réponse émotionnelle à cela est de jouer au sourd-muet, d’ignorer le monde et de se construire une toute petite bulle de vie pour soi-même. La souffrance névrotique caractéristique de ce monde est l’impression constante de n’avoir aucun contrôle et la peur de le perdre. Le bonheur est conçu ici comme l’absence d’inattendu ou d’inconnu. Dans la psychopathologie occidentale, cela correspondrait aux désordres obsessionnels compulsifs, aux cas de schizoïdie et à certaines formes d’autisme.
Dans le bouddhisme classique, on appelle l’ensemble de ces trois mondes les « Mondes Inférieurs ». Leur caractéristique commune est que la personne qui en fait l’expérience se sent victime impuissante dans ces espaces psychologiques. Les trois autres mondes sont les « Mondes Supérieurs » où on a le sentiment d’avoir un certain pouvoir personnel.
Le Monde des Dieux est cet espace psychologique où la dissonance cognitive particulière consiste à penser que le monde ne vaut pas la peine d’être connu. Il ne vaut même pas la peine qu’on s’y intéresse. L’émotion prédominante y est l’auto indulgence qui s’accompagne de ressentis mégalomaniaques avec un sentiment d’être aux anges et un orgueil excessif. On imagine le bonheur comme un état d’oubli béat et une absorption égocentrique. Ce monde est le plus efficace pour se protéger de la souffrance. Elle y est à peine perceptible. Cependant, ce monde finit par s’épuiser à la longue. D’après les textes cela peut prendre un temps extrêmement long. Quiconque y vit, est vidé de son énergie et de ses ressources, ce qui aboutit inévitablement à un effondrement. Dans la psychopathologie occidentale, les schémas de ce monde correspondent aux troubles toxicomaniaques et à certaines formes de dépendance (richesses matérielles, pouvoir, plaisir, loisirs), ainsi qu’aux troubles narcissiques de la personnalité et à l'(hypo)manie.
Le Monde des Dieux Jaloux est l’espace psychologique où la distorsion cognitive consiste à considérer l’environnement comme un champ de bataille dans lequel il faut être armé jusqu’aux dents parce que la règle y est la survie du plus fort. Sa couleur émotionnelle est la jalousie, l’esprit de compétition et la méfiance. Par conséquent, sa souffrance névrotique est la crainte permanente d’être rabaissé ou mis en échec par les autres et l’on ressent constamment le besoin de prendre des mesures défensives. Le bonheur consiste à remporter la victoire et d’être le meilleur, le numéro un au sommet. On peut retrouver certains de ces schémas psychologiques à l’œuvre dans les troubles de la personnalité paranoïaque et antisociale, ainsi que dans la schizophrénie paranoïde.
Le dernier monde est celui des humains. Il est un peu à part dans le sens où la souffrance névrotique n’y est pas aussi intense que la souffrance existentielle. En d’autres mots, c’est le monde où les tentatives névrotiques de gommer la souffrance existentielle sont les moins efficaces. D’après la distorsion cognitive propre au « Monde Humain » , l’environnement est exclusivement interprété comme un lieu de plaisir/déplaisir et la vie consiste à faire les bons choix. Il s’agit de vivre un hédonisme intelligent, ce qui fait écho à la théorie freudienne des principes de réalité et de plaisir. Les émotions dominantes y sont la passion et le désir. Le bonheur équivaut ici à la présence de la satisfaction. La souffrance névrotique consiste donc à rechercher, sans cesse le plaisir et de façon obsédante ( ce que l’on pense être une source de plaisir ) comme antidote à la souffrance existentielle qui est vécue très intensément dans ce monde. D’après les enseignements traditionnels du Premier Tour de la Roue (contrairement aux enseignements Mahayana du Deuxième Tour), c’est uniquement dans ce monde-ci que l’on peut entendre le Dharma c’est à dire les enseignements du Bouddha, et les mettre en pratique. L’intelligence opérant dans ce monde permet à l’être humain de s’ouvrir à l’idée que la cessation de la souffrance existentielle pourrait bien être le plus grand plaisir que l’on puisse ressentir.

Comment Comprendre les Six Mondes

Afin d’éviter tout malentendu concernant les enseignements bouddhistes des Six Mondes, il est utile de faire encore quelques remarques.

Tout d’abord, ces Six Mondes ont en commun d’être le résultat de stratégies d’adaptation inadéquates dont le but était de nier, résister ou échapper à la réalité de la douleur, de l’impermanence et de l’absence d’ego, tant sur le plan social que personnel. Cependant, même si les schémas psychiques et comportementaux qui caractérisent et gouvernent ces mondes peuvent se retrouver dans les divers troubles psychiques répertoriés dans notre psychologie occidentale, il ne faut pas en conclure trop hâtivement que la théorie bouddhiste des Six Mondes suggère que ces troubles sont tous causés par l’action mentale qui consiste à rejeter la souffrance existentielle. Car, il existe de nombreux autres facteurs, aussi bien de nature biologique que circonstancielle, qui conduisent aux problèmes et aux désordres psychiques.
Soulignons donc que les Six Mondes ne proposent pas une explication causale des troubles psychiques, tels qu’ils sont répertoriés dans le DSM IV de la psychologie occidentale, même si nous pouvons y reconnaître certains schémas des Six Mondes. Cette explication n’implique pas que c’est la résistance du psychisme à la souffrance existentielle qui cause la maladie mentale. L’interprétation bouddhiste de la souffrance névrotique des Six Mondes propose plutôt une description de ce que l’esprit a tendance à faire lorsque la souffrance existentielle est vécue comme insupportable. Or, les raisons pour lesquelles cette souffrance est insupportable peuvent être innombrables. L’analyse des Six Mondes est avant tout une description de schémas psychiques et comportementaux inadaptés en ce qu’ils affaiblissent notre capacité à gérer les réalités essentielles de l’existence humaine et à faire la paix avec elles. Sa valeur réside dans le fait qu’elle offre un outil diagnostique permettant de déterminer s’il est plus utile de faire une psychothérapie ou d’entamer une démarche spirituelle.
La psychothérapie occidentale semble s’occuper plus particulièrement des problèmes psychologiques qui sont engendrés par des souffrances existentielles insupportables. C’est en cela, semble-t-il, qu’est la grande contribution apportée par la psychologie occidentale, bien que le bouddhisme ne soit pas en reste pour les traiter (voir De Silva 1984, 1996). Quant au traitement des maladies mentales et de la psychose, le bouddhisme a également ses propres moyens de traitement qui présentent beaucoup de ressemblances avec la psychiatrie biologique occidentale (voir Clifford 1984).
On peut aussi se demander quel bénéfice psychologique on peut trouver en allant dans l’un de ces Mondes. En particulier, pourquoi un être humain voudrait-il aller dans ce qu’on appelle les « Mondes inférieurs » ? Ils ne semblent pas du tout conduire vers le vrai bonheur. Il n’y a de différence que dans la façon dont chacun d’entre eux conçoit le bonheur. La réponse c’est qu’on ne choisit pas d’aller dans un Monde selon une décision délibérée, mais qu’il s’agit plutôt là du résultat de l’élaboration, pas à pas et en général sans qu’on soit conscient des conséquences, de certains schémas psychiques et comportementaux pour éviter les souffrances existentielles. Par exemple, en s’accrochant solidement à une certaine vue et qualité émotionnelle, par exemple, la croyance dans le fait que le monde est un lieu rempli de torture et de violence, on peut arriver à estomper la souffrance ressentie face à une perte insupportable. Ce mouvement de l’esprit, qui au départ avait pour fonction de nous distraire de la souffrance existentielle, peut devenir un schéma habituel. Il s’enracine de plus en plus, et peu à peu il domine et sculpte l’espace psychologique dans lequel nous vivons. Et puis, à un moment donné, le remède est pire que la maladie mais il est trop tard. Notre vécu est alors prisonnier de cette action de l’esprit. C’est comme si, aveuglé par la panique, on avait fui un danger et qu’on s’était réfugié dans un désert ou dans une jungle pour finalement se rendre compte, à la longue, qu’on y est encore plus en danger et qu’il n’y a aucune possibilité de revenir en arrière. On a alors le sentiment qu’on n’a aucun autre choix que de se débrouiller avec cet environnement-là.
Enfin, les êtres humains peuvent développer des schémas psychiques et des comportements qui appartiennent à plusieurs mondes. Ils appliquent ces schémas en fonction de leur façon de percevoir leur situation réelle. Ils vivent des expériences qui ressemblent aux caractéristiques de l’un de ces Mondes. C’est pourquoi les pratiquants bouddhistes, quoique nés dans le monde humain, peuvent dire par analogie qu’ils vivent par moments des expériences de tel ou tel autre Monde. D’après la tradition, les Mondes sont, au sens littéral, différentes existences physiques dans lesquelles on peut renaître. Renaître sous forme d’un être de l’enfer, d’un fantôme affamé, d’un animal, d’un dieu ou d’un dieu jaloux est le résultat de schémas psychiques enracinés qui survivent à la mort physique. Ces schémas renaissent dans le Monde qui leur correspond.
Bien que l’idée d’avoir plusieurs vies soit étrangère à la culture occidentale, en particulier à la communauté scientifique, elle souligne que les schémas névrotiques qui définissent les différents Mondes ont la vie dure et qu’il est difficile de s’en défaire. Les bouddhistes disent que leur persistance est due au fait qu’ils se sont développés durant de nombreuses vies. On renaît avec ces schémas, qui deviennent actifs et manifestes lorsque les conditions sont réunies. De ce point de vue, ils ressemblent à ce que nous appelons les « troubles de la personnalité » dans la nosographie de la psychologie occidentale, des troubles qui sont également particulièrement difficiles à soigner.

Les Relations entre la Souffrance Existentielle et la Souffrance Névrotique

La définition de la souffrance névrotique en tant que résultat de l’évitement de la souffrance existentielle a deux conséquences importantes.

La première est que, sans souffrance existentielle, il ne peut y avoir de souffrance névrotique. La souffrance névrotique est symptomatique d’une souffrance existentielle ingérable dont elle est issue. « Ingérable » parce qu’il nous est impossible de faire face à ce genre de souffrance, de l’endurer et finalement de la dissoudre. C’est pourquoi nous cherchons à nous en protéger par des stratégies qui nous mènent à la souffrance névrotique. Il existe de nombreuses causes expliquant notre incapacité à endurer la souffrance existentielle. Elles dépendent de la personne et des circonstances. Je ne vais pas les aborder ici. L’un des objectifs de la psychothérapie est de les mettre en évidence et de les résorber.
La deuxième conséquence est implicitement liée à la fonction de la souffrance névrotique. Lorsque celle-ci est présente, on ne peut pas facilement faire l’expérience de la souffrance existentielle. Bien que la souffrance névrotique soit en elle-même le symptôme d’une souffrance existentielle ingérable, elle maintient dans l’ombre la souffrance existentielle, rendant difficile tout travail direct avec elle.
Et enfin, les deux formes de souffrance sont la conséquence d’un même mouvement de l’esprit, la résistance. La souffrance existentielle résulte de la résistance envers la réalité des Trois Marques et du fait de ne pas vouloir voir les choses telles qu’elles sont. La souffrance névrotique naît de la résistance à la souffrance existentielle.

Les Conséquences sur la Relation entre Psychothérapie et Spiritualité bouddhiste

Rappelons-nous maintenant les deux déclarations, citées au début de ce texte. L’une de Freud et l’autre du Bouddha. Reformulons celle du Bouddha: « Je ne vise qu’une seule et unique chose, travailler avec la souffrance existentielle et parvenir à la cessation de la souffrance existentielle. » Reformulons celle de Freud: « La seule chose que la psychothérapie puisse faire, c’est transformer la souffrance névrotique en souffrance existentielle. » En d’autres mots, le Bouddha déclare qu’il est capable de dissoudre la souffrance existentielle mais pas la souffrance névrotique. Freud et la plupart des psychothérapeutes déclarent qu’ils sont capables de dissoudre la souffrance névrotique mais pas la souffrance existentielle.
Cette façon de lire les deux déclarations nous fournit un critère qui permet de choisir le travail psycho-thérapeutique ou le chemin spirituel bouddhiste. Ce choix dépend de la capacité de la personne à se débrouiller avec la souffrance existentielle de façon directe. Mais cette distinction n’est pas toujours aussi tranchée. Il peut arriver que la souffrance névrotique en réaction à la souffrance existentielle ne soit que très légère et n’empêche pas le pratiquant de travailler directement avec sa souffrance existentielle. Dans ce cas, la souffrance existentielle peut être surmontée grâce à la pratique bouddhiste, et la réaction névrotique finira également par disparaître à son tour dans la mesure où elle est fondée sur la souffrance existentielle. Cela explique pourquoi dans certains cas une pratique spirituelle peut avoir un effet thérapeutique. Cependant, lorsque la souffrance névrotique est si forte que la souffrance existentielle sous-jacente ne peut être abordée correctement, alors une psychothérapie est indiquée. En termes bouddhistes, nous pourrions dire que la psychothérapie est un moyen de conduire les gens hors des Cinq Mondes et vers le Monde Humain.
Voici un dernier point subtil. Ces deux souffrances sont douloureuses à cause de l’acte mental qui consiste à résister et de la peur qui accompagne et nourrit cette résistance. Cela signifie que si on transforme la souffrance occasionnée par les schémas névrotiques et les Marques de l’Existence en un pur vécu, cela équivaut dans les deux cas à lâcher prise de sa propre résistance qui est hantée par la peur. Par voie de conséquence, il est possible d’atteindre la « cessation de la souffrance » ou l’éveil au sens bouddhiste, tout en continuant à vivre avec des schémas névrotiques. Mais dorénavant ces schémas sont comme des coquilles vides. Nous ne vivons plus à l’intérieur d’elles, nous ne les nourrissons plus de l’énergie nécessaire à leur maintien. Et au fil du temps, elles peuvent simplement disparaître ou même être utilisées d’une façon constructive, un peu comme on se sert d’un coquillage ou d’une conque pour faire de la musique.

Les enseignants spirituels ne sont pas des psychothérapeutes et vice versa

Les critères de différenciation entre la psychothérapie et la voie bouddhiste que nous avons présentés ici ont aussi des conséquences en ce qui concerne les enseignants spirituels et les psychothérapeutes. Evoquons-les brièvement.
Si l’on confond ou assimile la voie bouddhiste et la psychothérapie, on risque d’avoir deux approches professionnelles erronées. Les enseignants bouddhistes pourraient penser qu’ils sont aussi qualifiés que les thérapeutes et les thérapeutes pourraient croire qu’ils sont aussi bons que les enseignants bouddhistes. Ou alors, il se peut que les étudiants et les clients le croient.
Lorsque la distinction n’est pas claire aux yeux d’un enseignant bouddhiste, il risque de ne pas reconnaître une souffrance névrotique correctement, et de tenter de l’aborder par des disciplines spirituelles. Dans la plupart des cas, cela se soldera par un échec, pour l’enseignant comme pour l’étudiant. Par conséquent, l’étudiant qui avait des attentes thérapeutiques, explicites ou implicites, n’aura plus confiance ni en la voie spirituelle, ni en l’enseignant. Plus tard, lorsque sa névrose existentielle aura été soignée avec succès par un psychothérapeute, cette personne n’aura pas envie d’entrer dans une voie spirituelle. Dans les rares cas où un enseignant spirituel parvient à traiter une souffrance névrotique, l’étudiant va être enclin à penser que la voie spirituelle est une forme de thérapie. Il risque alors de pratiquer les disciplines spirituelles en les considérant uniquement comme un moyen de résoudre ses souffrances névrotiques. En cas de succès comme en cas d’échec, cette personne ne sera pas motivée à explorer la possibilité qu’offre la voie bouddhiste de travail sur sa souffrance existentielle pour en atteindre la cessation.
Lorsque la distinction n’est pas claire aux yeux d’un psychothérapeute, il risque de ne pas diagnostiquer correctement une souffrance existentielle à laquelle il appliquera des techniques psycho-thérapeutiques. Dans la plupart des cas, cela se soldera également par un échec. Car, après tout, les psychothérapeutes qui ont fait la paix inconditionnelle et totale avec leur propre souffrance existentielle et qui sont capables de guider leurs clients dans cette direction sont-ils nombreux ? Le client qui vit des difficultés existentielles et qui s’adresse à un thérapeute ne sera pas aidé et perdra donc confiance dans la psychothérapie. Si plus tard dans sa vie il fait l’expérience d’une souffrance névrotique, il n’ira plus voir un psychothérapeute. Dans les rares cas de succès du psychothérapeute, le client va être enclin à penser que la psychothérapie n’est pas différente de la voie spirituelle et il n’aura plus la motivation de pratiquer des disciplines spirituelles qui vont « Au-delà de la thérapie » (Claxton 1986).
La voie bouddhiste et la psychothérapie sont deux disciplines différentes, avec des objectifs différents et des méthodes différentes. J’ai expliqué plus haut les risques que l’on prend en les mélangeant. Restons prudents, voire même sceptiques lorsqu’il s’agit d’intégrer une pratique spirituelle à une approche psychothérapeutique et vice versa. Il n’en demeure pas moins qu’il est extrêmement utile d’être pleinement entraîné, formé et autorisé à pratiquer dans les deux disciplines par des personnes qualifiées, c’est à dire par des « détenteurs de lignée » des deux disciplines. Cela augmentera sans aucun doute notre capacité de diagnostic et de déterminer ce qu’il y a de mieux pour la personne en quête d’aide spirituelle ou psychologique. Après avoir déterminé la nature exacte de l’aide demandée, conformément à notre réflexion, il faut choisir d’établir, soit une relation spirituelle, soit une relation thérapeutique avec l’étudiant ou le client.

(Extrait de : Meditation as Health Promotion. A Lifestyle Modification Approach. Notes de la 6e Conférence. K.T. Kwee(éditeur), Delft : Eburon Publishers 2000. Republié dans Brilliant Sanity: Buddhist Approaches To Psychotherapy, Francis J. Kaklauskas a.o. (eds), University of the Rockies Press, Colorado, 2008)

Références

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Clifford, T. (1984): Tibetan Buddhist medicine and psychiatry: The diamond healing. York Beach, Maine: Samuel Weiser, 1984.

de Silva, P. (1984): Buddhism and behaviour modification. Behaviour Research & Therapy, 22, 661-678.

de Silva, P. (1986): Buddhist psychology: theory and therapy. In M.G.T. Kwee & T.L. Holdstock (Eds.) Western and Buddhist psychology: clinical perspectives. Delft, Holland: Eburon, 1996.

De Wit, Han F. (1999): The spiritual path – An introduction to the psychology of the spiritual traditions. Pittsburgh: Duquesne University Press, 1999.

Freud, Sigmund (1952): Gesammelte Werke, I. London: Imago Publishing, 1952

Gampopa (1998): The jewel ornament of liberation. Ithaca NY: Snow Lion Publications, 1998.

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Majjhima Nikaya, (Ed. V. Trencker) London: Pali Text Society, London. Or: The Middle Lenght Discourses of the Buddha, Sutta 22: 38. Transl. Bhikkhu Ñ_namoli & Bhikkhu Bodhi. Boston: Wisdom Publications, 1995.

Trungpa, C. (1973) Cutting through spiritual materialism. Boston: Shambhala Publications.

Trungpa, C. (1990) Sadhana of Mahamudra. Halifax: Nalanda Translation Committee, 1990.

© Han de Wit

© Traduction pour Karuna: Karen Hanselman et Rohini Schiff octobre 2006