Quand une prof ose le rapport humain dans la classe

Valérie Limon enseigne depuis dix-sept ans dans des lycées professionnels, en banlieue parisienne. Elle a suivi le cycle de formation Karuna et nous dit comment cette formation à la psychologie contemplative a changé son rapport aux élèves, des adolescents souvent confrontés à des difficultés familiales et sociales, qui se répercutent sur leur parcours scolaire.

Qu’est-ce qui vous a conduit à suivre la formation Karuna ?

Dans mon métier, je voyais bien qu’il y avait beaucoup de difficultés au niveau relationnel. Je ressentais aussi cette usure qui guette tous les enseignants. Je pratiquais la méditation depuis deux ans environ et ma façon de voir les choses commençait à changer. Mais je ne voyais pas concrètement comment cela pouvait transformer ma manière d’exercer mon métier. J’avais besoin d’outils pour savoir comment me positionner face aux élèves, pour gérer le flux d’énergie dans la classe. J’ai entendu parler de cette formation qui vise justement à donner des outils aux gens qui travaillent avec les autres.

Qu’est-ce que ces trois ans de formation ont changé ?

C’est évident que cela a changé quelque chose, ça n’a même plus rien à voir ! En fait, c’est surtout ma manière de me positionner face aux élèves qui a changé. Dans notre métier d’enseignant, l’épuisement menace toujours ; il y a plein de collègues qui, au bout d’un moment, n’en peuvent plus. La réaction est alors souvent de se rigidifier, de se retrancher derrière le rôle d’enseignant et de chercher à contrôler- voire à dominer- parce que c’est sécurisant, que ça donne l’impression de ne pas pouvoir être blessé : je suis celui ou celle qui sait et vous êtes là pour apprendre. Quand on est dans cette position, on est le seul adulte face à un groupe d’adolescents, et ils sont toujours trop immatures, trop ceci ou pas assez cela. Le quotidien de la classe devient vite pauvre. On connaît par cœur son programme ; on n’a plus l’énergie ou l’envie de se renouveler et on n’apprend plus rien. Mais quand on sort de ce rôle figé du prof et qu’on peut se positionner sur un plan d’humain à humain, il y a quelque chose qui nous nourrit. C’est toujours frais, toujours nouveau parce que ça se passe d’un individu à un autre. La seule chose qui donne un sens à ce qu’on fait, c’est la relation. Maintenant, je me dis que je suis payée pour être tous les jours avec des jeunes et leur jeunesse est vivifiante. Elle me met au défi de sans cesse rester sur le chemin de la souplesse et de l’ouverture.

Votre regard sur votre métier s’est modifié. Qu’en est-il de votre pratique, dans la classe, au quotidien ?

D’abord, la méditation permet d’ouvrir une forme d’espace intérieur qui fait que j’ai plus de capacité à être présente. Je suis moins dans la réaction automatique quand un élève me dit quelque chose, quand je suis un peu bousculée par la situation. Le fait de m’être entraînée sur un coussin à laisser passer des pensées, des émotions, même assez intenses, me donne cet espace qui permet de ne pas être collée aux situations, mais de voir ce qui se passe. Cela m’offre la possibilité d’être souple dans ma réaction.
Mais pour moi, au seul niveau de la méditation assise, cela restait un peu théorique. Sur le coussin, on est juste avec soi-même. Mais avec la psychologie contemplative, il y a un entraînement systématique à amener cela dans la communication, dans la relation avec l’autre. Pendant les trois ans de la formation, on travaille à deux, à trois, à dix personnes, et on s’entraîne à rester ouvert à l’autre même quand ce n’est pas agréable, même dans les situations de conflit. On apprend à s’exprimer de manière respectueuse mais en même temps directe. Dans mon travail, je ne suis pas dans une relation thérapeutique, mais cette formation a clairement changé ma façon de réagir, à la fois avec tel élève qui me pose problème et avec le groupe. J’avais déjà cette conviction que tous les élèves ont de la santé, de l’intelligence, mais dans certaines situations, c’était vraiment un défi que de réussir à le voir ! C’est encore un défi d’ailleurs parfois mais le fait d’avoir travaillé avec mes parts d’ombre, les aspects de moi qui sont plus difficiles, et d’avoir développé une forme d’accueil et de douceur vis-à-vis de ça, m’a rendue davantage capable de le faire avec mes élèves. Là est la vraie différence dans le ressenti qu’ils peuvent en avoir.

Voulez-vous dire que vos élèves vous perçoivent aussi différemment ?

Pour moi, le principe, c’est que plus la souffrance des adolescents avec lesquels on travaille est grande, plus ils vont nous « chercher » au niveau de la relation. Ils n’ont pas envie d’avoir en face d’eux un enseignant qui se contente de leur faire cours – de français ou d’anglais dans mon cas. Ils veulent un être humain, là, avec eux. Plus on se retranche derrière son rôle de prof, plus les élèves vont nous chercher, en étant dans l’agressivité. C’est choquant pour un jeune qu’un enseignant puisse lui dire, « Je fais mon boulot, je ne suis pas là pour vous aimer » et croyez-moi, ça arrive fréquemment. C’est une négation de toute la dimension humaine de l’enseignement qui est pourtant tellement fondamentale à toute situation d’apprentissage et l’une des principales sources de motivation- ou de démotivation.
En revanche, ils sont immédiatement sensibles au fait que, quand j’entre dans la classe, je suis vraiment présente — et c’est ce à quoi on s’entraîne par la méditation et les techniques de la psychologie contemplative. Cela se traduit dans l’atmosphère créée. Il y a une certaine forme de détente, je les accueille vraiment, je les vois individuellement aussi… et ça, ils le sentent. Même si j’enseigne à un groupe, j’établis un contact avec chacun, par un regard, un petit mot. Ils le disent : « vous nous respectez ». Ils se sentent vus, reconnus. Et il y a une proximité, un rapport plus direct, j’oserais même dire une certaine forme de tendresse qui s’instaure !

Est-ce qu’il n’est pas difficile de ménager cet espace, cette capacité à accueillir les difficultés des élèves, tout en maintenant le cadre de l’enseignement, la discipline ?

Il y a justement, chez beaucoup d’enseignants, cette peur : si je ne mets pas de barrières, si je ne me différencie pas bien d’eux dans mon rôle de prof, la base d’autorité va être sapée. C’est ce que je croyais aussi au début mais l’expérience m’a prouvé que plus il y a une base d’humanité partagée, plus il y a de respect et donc d’autorité naturelle. Cela ne suffit évidemment pas d’être dans l’accueil. Cet accueil ne doit pas être faible. Cette présence est une présence qui voit, qui dit les choses, qui sait faire preuve de fermeté. Pendant la formation Karuna, nous apprenons à tenir un espace et à parler à partir du cœur, à dire les choses telles qu’elles sont ressenties; c’est assez proche de la communication non violente. Quand j’estime qu’un élève va trop loin, je le lui dis et je lui montre aussi quel est le cadre à l’intérieur duquel il peut y avoir une entente. C’est très important à l’heure actuelle car en tant qu’enseignants, nous devons faire face à une situation nouvelle avec de plus en plus de jeunes qui sont encore dans la toute puissance de l’enfance et qui ont vraiment besoin, pour se construire et pour mûrir, que les adultes leur posent des limites et les tiennent. Il y a donc un espace aux limites très claires, que je peux expliciter. N’importe quel adolescent peut entendre ça. Il connaît ces limites en fait : cela fait partie de l’intelligence fondamentale.

Vous avez aussi utilisé plus directement les outils de la formation Karuna. De quelle manière ?

Dans le lycée où j’étais précédemment, j’enseignais l’éducation civique. Je devais initier les élèves au débat citoyen, leur apprendre à exprimer une idée et aussi à accueillir l’opinion différente de l’autre, ce qui est loin d’être évident avec ces adolescents. En général, quand on propose ce type de débat, ils se coupent constamment la parole, s’attaquent quand ils ne sont pas d’accord, se traitent de tous les noms… Il y a celui qui monopolise la parole, terrorise un peu les autres parce qu’il a la position de leader, et ceux qui n’osent jamais exprimer quoi que ce soit.
J’ai repris les règles du cercle de parole et je les ai énoncées très clairement. Nous étions assis en cercle, un bâton de parole circulait. Chacun avait un temps d’expression, qu’il dise ou non quelque chose ; le silence avait sa place. L’accent était mis à la fois sur la façon de s’exprimer et sur celle d’écouter. Bien sûr, c’était un peu compliqué : certains ne pouvaient pas s’empêcher d’intervenir pendant que celui qui avait le bâton de parole s’exprimait. Mais j’ai été surprise de ce qui en est ressorti. Ils appréciaient beaucoup cette possibilité de dire « je n’ai pas d’opinion », de parler sans être coupé et finissaient par défendre eux-mêmes les règles d’expression. Quand nous sommes passés à une autre partie du programme, ils ont protesté : ils voulaient poursuivre ces débats.

Cette année, j’ai eu la possibilité de proposer trois ou quatre fois un atelier en dehors du temps de cours, à une dizaine d’élèves. Je l’ai présenté comme un atelier de gestion du stress et des émotions difficiles et de développement de la concentration. J’ai proposé des exercices permettant de revenir au présent. Nous avons exploré ce qui les conduit, pendant les cours, à s’échapper le plus souvent possible, quelles sont leurs stratégies de fuite et ils ont appris à revenir. Nous avons aussi travaillé sur une communication plus directe : comment identifier ses émotions, ses besoins et les exprimer sans agressivité. Ils ont beaucoup apprécié cette possibilité de s’exprimer, de dire à quel point les journées sont longues, de parler de leur ennui et des facteurs de stress : le prof qui observe leurs moindres gestes, l’espace trop étroit. À partir de là, on a essayé de voir le mécanisme pernicieux qui s’instaure, quand le prof devient l’ennemi et qu’un conflit se met en place. Ils ne croient pas beaucoup à la possibilité de dire les choses. Il faut reconnaître que tous les collègues ne sont pas prêts à écouter et à entendre et il faut aussi dire que les adolescents ont beaucoup de pudeur. Leur manière habituelle de communiquer est de montrer leur carapace, leur force. Ce qui est très difficile aussi, c’est de les amener à se concentrer. Plutôt que de les initier à la méditation, j’ai préféré leur proposer de manger une clémentine en pleine conscience ou de faire des exercices d’attention au corps. Cela leur a plu ! Mais c’est encore du domaine de l’expérimentation. J’aimerais en fait pouvoir travailler cette dimension d’attention et de communication en classe, instaurer un temps pour cela en début de cours, comme cela se fait de plus en plus aux États-Unis, dans des établissements difficiles. Ce que l’on appelle l’Education Contemplative, telle qu’elle est enseignée à l’Université Naropa au Colorado, ou l’approche MBSR (Mindfulness Based Stress Reduction) de Jon Kabat-Zinn appliquée à l’enseignement ou le SEL de Daniel Goleman (Social and Emotional Learning) sont en plein développement aux Etats-Unis et j’aimerais que leurs apports puissent aussi pénétrer les murs de l’Education Nationale. Pour le plus grand bénéfice de tous, enseignants comme élèves.

 

Propos recueillis par Sylvie Deraime, 2011